Je suis en voiture, le paysage défile sous mes yeux, la radio déroule son programme, c’est l’heure de la musique classique. Je n’aime pas la musique classique, je n’aime la musique que lorsqu’elle est associée à des voix humaines, de la chanson, chansonnette, comptine, rock, hard ou pas, rap, jazz ou pourquoi pas de l’opéra… mais j’ai besoin de voix.
Là, pas de voix. Une célèbre musique qui fait « POM POM POM POOOOM… » Vous connaissez ? Moi aussi, et je n’aime pas. J’hésite à changer de fréquence mais je laisse passer et pendant que mon regard erre entre prairies et champs de colza, pendant que la route déploie son ruban interminable, 4 grosses pommes rouges apparaissent devant mes yeux. Mais oui, bien sûr ! « POMME, POMME, POMME, POOOMME ». L’idée m’amuse, je la répète encore et encore, j’ai l’impression que je tiens là un début, un son, un rythme, une répétition qui claironne, une image simple et évidente. Je m’emballe, je souris toute seule, je sens que j’ai trouvé un petit bout de quelque chose, un fil sur lequel tirer et puis je déchante, je vais faire quoi moi de ces pommes, à part de la compote.
C’est souvent comme ça que surgissent les idées, quand je m’y attends le moins, au détour d’une musique, d’une expression, d’une promenade, d’une rencontre, au moment où je n’y pense pas, quand j’ai baissé la garde, oublié de chercher. Elles sont presque toujours multiples ces idées, elles associent sons, rythmes, mots, couleurs et images, parfois même une odeur, un goût, quelque chose de doux ou de rêche, de moelleux ou de dur, toute chose que je ne pourrai pas mettre dans un livre tel quel, mais qui sera là, en filigrane, qui l’aura nourrie, biberonnée, mon idée ; mais une idée ne fait pas un livre et le chemin est long de l’un à l’autre.
Il faut qu’elle soit costaude cette idée, qu’elle soit volontaire, qu’elle ait raison de moi, qu’elle arrive à me mettre au travail, parce que j’ai bien mieux à faire moi que d’écrire des histoires, je préfère vraiment regarder voler les mouches, écouter pousser les fleurs, fredonner des chansons d’amour, me promener dans mon jardin, me perdre dans un roman, passer du temps avec ceux que j’aime, j’ai bien mieux à faire ! Il faut qu’elle trouve des échos aussi cette idée, qu’elle résonne à l’intérieur de moi, dans ma tête, dans mes sensations enfouies depuis trop longtemps, dans des rythmes d’enfance qu’elle fait remonter à ma surface, dans la chaleur du ventre, dans les crampes ou dans les maux (mots). Il faut qu’elle tisse sa toile soyeuse et solide, qu’elle me ligote, qu’elle me fasse prisonnière, que je n’ai plus le choix, que je sois sienne et qu’elle soit mienne, qu’elle me lie tendrement mais fermement. Qu’elle me convainc aussi, qu’elle m’assure qu’elle va m’accompagner jusqu’au bout, qu’elle ne me laissera pas tomber après beaucoup d’efforts, qu’elle ne se lassera pas de moi et que je ne me lasserai pas d’elle, qu’elle me rassure.
POMME, pomme pomme pomme, POUM poum poum poum… Est-ce que je pourrai raconter une histoire, une grande histoire, une qui dure des années et des années, avec juste des sons, des mots tout simples qui sonnent en échos, qui se répondent, des mots d’enfance que je n’ai pas oubliés, de ceux qui me ravissent toujours ?
CROC croc croc croquée !
Je l’ai écrite mon histoire, elle m’a convaincue mon idée, elle a tissé sa toile, elle a fait sa place dans mon ventre et dans ma tête, elle ne m’a pas laissé le choix. Elle m’a tirée de ma contemplation, de ma promenade, de ma maison. Alors je les ai cherchés, les mots, pour la construire, l’histoire, mes mots, ceux qui pour moi résonnaient à l’intérieur, avant de tinter joliment à l’extérieur. Je les ai empilés comme on construit une tour, patiemment, j’ai recommencé encore et encore, quand tout s’écroulait, déséquilibré par un son ou une lettre de trop, j’ai recommencé encore et encore quand insatisfaite je la rêvais plus grande et plus belle, plus frêle, mon histoire, ma tour, j’ai recommencé encore et encore… J’ai répété 100 fois, 1000 fois ces mêmes mots sans me lasser jusqu’à trouver un (des)équilibre, le mien, celui de mon chemin, du chemin de mon livre.
Je suis à la crèche à la rencontre de petits lecteurs, je m’approche de Louna, je ne sais pas quel âge elle a, elle tient assise, un peu debout, elle ne marche pas encore. Je lui propose de lui lire « Pomme pomme pomme ». Elle sourit et mouline l’air de ses bras, je prends cela pour un oui. Je lis, Louna me dévisage, elle regarde mes lèvres, elle a l’air d’essayer d’associer les sons avec les mouvements de ma bouche, elle est attentive, sérieuse presque. Son regard se décale, elle regarde mes yeux quand ils se plissent ou s’écarquillent. Je suis un peu déçue, j’essaie d’approcher le livre j’ai envie de lui dire que c’est là qu’il faut qu’elle regarde mais je la laisse me dévisager. Petit à petit son regard suit le mien ; quand je lis, elle regarde là où je regarde, quand je lève les yeux vers elle, je rencontre les siens. Cela devient vite comme une chorégraphie bien orchestrée, on a compris toutes les deux, on joue, on lit. Quand j’ai fini, je lui tends le livre, elle le repousse vers moi, je dis : « Encore ? » Ses bras moulinent son sourire s’éclaire, je prends ça pour un oui et nous recommençons notre lecture chorégraphiée. Louna a pris de l’assurance, elle sait d’avance son regard qui va passer de mes lèvres au mot écrit au dessin, elle sait quand à la fin de la phrase je vais planter mes yeux dans les siens, elle me suit ou me précède, nous lisons, nous sourions, nous dansons avec nos lèvres, nos yeux font des pas de deux sur les pages du livre. Nous sommes des « Pomme pomme girls » le temps de cette lecture partagée. On pourrait recommencer encore et encore mais je laisse le livre à Louna et je m’éloigne.
De loin je l’observe. Elle s’est saisie du livre, le cartonné s’ouvre en éventail, ses petites mains s’activent pour ne louper aucune page, pour les feuilleter dans l’ordre, son regard valse du texte aux images, ses lèvres bougent, ses yeux se plissent ou s’arrondissent, elle annone, chantonne, elle n’a pas encore les paroles mais elle a l’air, le rythme, la musique.
Louna lit.
J’ai cherché longtemps après ce qui avait bien pu m’inspirer dans ce Pom pom pom Pooomm de Beethoven, quels liens je pouvais tisser. J’ai lu que le succès populaire de cette symphonie tenait pour beaucoup à cette introduction, ce Pom pom pom Pooommm remarquable entre tous, d’aucuns parlaient aussi du rythme de ces quatre sons : trois courts, un long qui en morse dessinent le V de la Victoire.
Dans mon texte j’ai inversé ce rythme : POMME, pomme pomme pomme, quatre sons : un long et trois courts, qui en morse dessinent le B de bébé.