Qu’est ce qui me fait faire un livre ? Qu’est ce qui tout à coup, dégrippe mes engrenages, met ma machine en route me secoue assez, me porte et me transporte pour qu’un livre naisse ?

Emotion → de movere, mettre en mouvement. Ce qui nous meut, nous transporte.

Serait ce cela ?

Ce jour là, je marche mon fiston à côté de moi. Il a trois ans c’est un petit de maternelle.

Je lui demande comment s’est passée sa journée sans attendre vraiment une réponse, d’habitude il ne me raconte rien. En fait ma journée à moi trotte encore dans ma tête et elle n’est pas tout à fait finie : il faut que je pense à poster le courrier en passant devant la boite, c’est urgent. A prendre une baguette à la boulangerie, du lait ? Est ce qu’il y a encore du lait dans le placard ? … Je l’écoute d’une oreille distraite entre le bruit des voitures et mes pensées qui me mènent de la poste au frigo j’entends des bribes de ce qu’il me dit :

il m’a fait fâche… c’est plus mon copain… est ce qu’on pourrait arriver plus tôt à l’école parce quand j’arrive ils jouent déjà ensemble et ils ne veulent plus de moi…

Je répond absente : – ah oui ? Qui ça ? T’inquiète pas ça leur passera… ce n’est rien… MMMMhhh…. Et je pense : du lait et puis du beurre peut-être. Tiens, si je faisais des épinards ce soir, ça rend fort les épinards et c’est bon le beurre dans les épinards.

Maman est-ce que je suis obligé d’aller à l’école demain ?

Popeye s’envole ses épinards sous le bras et Olive aussi et puis le beurre, le lait, la baguette, le courrier la boite à lettre, le frigo… Je m’assied sur une marche d’escalier tire mon fiston à côté de moi et je lui dit : – raconte moi

D’accord, il vient de le faire, mais ce coup-ci, je l’écoute. Mon fils à trois ans (je l’ai déjà dit mais peut être que vous, vous ne m’avez pas écoutée) ses meilleurs copains lui « font fâche » l’excluent de leurs jeux ne veulent pas de lui et je sens bien, qu’à cause de ça, son monde ne tourne plus rond, son soleil ne brille plus pareil. Pas la peine de lui servir du : ce n’est pas grave, pour lui c’est grave ! Il est tout entier, là, dans ce chagrin, dans ces amitiés chaotiques, tout entier ! Lui n’est pas encore absorbé par le beurre et les épinards il ne navigue pas encore entre poste et frigo et c’est tant mieux.

Je me sens désemparée face à son chagrin, qu’est ce je peux lui dire ? Ou plutôt qu’est ce que je peux lui dire d’intelligent, de sensé ? De sensible ?

Je ne sais pas.

C’est moi maintenant qui suis seule. Mes idées, mes mots, se font la malle, ils tournent, sautent à la corde, jouent à la marelle dans la cour de récré sans un regard pour moi, loin de moi. Mes raisons se prennent pour des souris et je suis leur chat, elles fuient en riant à chaque fois que j’essaie de m’en approcher. Tous m’ont « fait fâche », tous m’ont abandonnée. Je suis triste. Triste comme une petite fille seule dans la cour de récré, une petite fille qui n’a personne avec qui jouer.

Mais je ne suis pas une petite fille. Je suis la maman d’un petit garçon qui a besoin de mots. Des mots pour résoudre, pour comprendre, pour grandir, pour rassurer, pour consoler.

Moi je voudrai des mots magiques pour lui. Des qui le serreraient dans leurs bras, qui feraient PCHCHIIIIITTTTT ! Sur son chagrin. Ces mots me manquent, je ne les trouve pas je ne les connais ou ne les reconnais pas. Dans ma tête, mon cœur, mon ventre, c’est le grand désordre, tout se mêle, se mélange. J’essaie de ranger, de trouver les bons mots les bienveillants dans ce fatras.

Nous avons repris notre chemin, en parlant, main dans la main. Le courrier urgent a attendu dans mon sac, le pain est resté chez le boulanger le beurre chez l’épicier.

Et j’ai fait des pâtes à l’huile d’olive. De toute façon personne n’aime les épinards à la maison.

J’ai fait un livre aussi (après les pâtes)

Un livre où j’ai essayé d’ordonner les mots qui me sont venus ce jour là et aussi ceux qui ne me sont jamais venus. Les mots du ventre et ceux de la tête, les mots du cœur et ceux qui me revenaient de si loin que je ne savais même pas d’où… des mots qui humaient la force de ces premières amitiés ténues, tendres, violentes mais aussi soyeuses et solides comme des fils tissés. Des mots qui touchaient la gravité de ces premiers chagrins (d’amour ?) de ces premières déceptions mais aussi l’incroyable joie, la force et l’assurance que confère une amitié solide. Des mots qu’on peut entendre à trois ans, des mots que j’ai essayé de ranger dans un ordre qui m’est propre pour en faire un livre qui m’est propre.

Emotion → de movere, mettre en mouvement. Ce qui nous meut, nous transporte.

Mes livres naissent de cela, de ces évènements qui me percutent et me projettent en avant (ou en arrière), violemment parfois. De ces chagrins que je peux faire miens, avant de les rendre (dans tous ses sens) . De ces allers et retours entre le ventre, la tête et le cœur. De ces trajets du dedans au dehors et de moi aux autres. De ces collages et de ces décollages qui me laissent parfois écorchée, à fleur de peau, en lambeaux. De là où je m’arrache de gré ou de force. De ce mouvement d’horloge qui tic et qui tac, en comptant (contant ?) la vie qui passe.

Je ne raconte pas d’histoire.

Je ne vous raconte pas d’histoires. Je ne sais pas.

Peut être l’histoire n’est pas ce qui conte pour moi. Mes livres naissent de ces désordres, ces désordres qui peuvent être savants, joyeux, grands, graves, ou même amoureux. Ces désordres de l’esprit, des sens ou des idées. De ces troubles de ces confusions.

Charles Ferdinand Ramuz écrivait dans son journal : « Tout secret de l’art est peut être de savoir ordonner des émotions désordonnées, mais de les ordonner de telle façon qu’on fasse sentir encore mieux le désordre. »

Mes livres sont les héritiers, la construction de tous ces désordres, entassés, empilés, compilés, de tous ces mouvements, inlassablement répétés. Mes livres sont des tours fragiles, improbables, parfois déjà blessées, à l’équilibre incertain, tour à tour de Pise ou de Kappla, d’Effel ou de Babel.

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